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Date de mise en ligne : vendredi 20 mai 2011 - 10 979 vues Dudus : un an après, la Jamaïque dans l'impasse
Dudus : un an après, la Jamaïque dans l'impasse
Le 23 mai, la Jamaïque commémorera l’anniversaire d’un des évènements les plus tragiques de son histoire. Il y a presque un an, jour pour jour, la traque de Christopher "Dudus Coke" a fait au moins 73 morts et des milliers de blessés. A l’heure du bilan, le gouvernement peine toujours à se défaire d’une relation historique avec les chefs de gang et la présence nouvelle de la police dans les ghettos semble insuffisante à supplanter le pouvoir des Dons.
Le ministre jamaïcain de la Sécurité affiche un large sourire. « Le taux de meurtre a baissé de 44% au premier trimestre 2011 par rapport à l’an dernier, soit 238 meurtres contre 426 », annonce Dwight Nelson lors d’une conférence de presse. « Et les estimations pour le deuxième trimestre ? » Dwight Nelson perd brutalement son sourire. Dans la salle, tous savent que le bilan de la traque de Christopher Dudus Coke fin mai 2010 pèsera très lourd lors de la prochaine conférence.
Surnommé le Président, Christopher « Dudus » Coke a régné sans partage sur l’ouest de Kingston jusqu’à son extradition vers les Etats-Unis en juin 2010. Washington recherchait Dudus depuis près d’un an pour trafic de drogues et d’armes. Depuis, les « Wannabe Dons », anciens hommes de main de Dudus, sèment la terreur pour pouvoir occuper ce trône vacant. « Avec Dudus, le pouvoir était centralisé, et nous nous sentions en sécurité », confie un habitant de Tivoli Gardens. « Tous prétendent le remplacer, et pas pour protéger la population. »
Les quartiers à l’Ouest de Kingston sont réputés violents avec plus d’un quart des homicides du territoire jamaïcain, mais les habitants se plaignent de plus en plus d’une recrudescence de la violence et d’un fort sentiment d’insécurité. Braquages, viols, attaques à main armée… « Ce n’était pas comme ça au temps de Dudus. »
Bavures policières
La présence de la police et de l’armée, maintenue après la fin de l’état d’urgence, n’y change rien. « Les lois et le gouvernement n’ont aucun pouvoir dans ces zones », rappelle Peter Phillips, ancien ministre de la défense. « Le projet du gouvernement de remettre la main sur ces quartiers ne sera efficace seulement si les habitants ont confiance en la police. » Pour Carolyn Gomes, directrice de Jamaica For Justice, cela ne risque pas d’arriver. La brutalité policière est un véritable fléau sur l’île, qui compte le taux le plus élevé de bavures policières du continent américain. Selon l’organisation spécialisée dans les affaires de violence policière, les attaques par balles de la police sont en nette augmentation depuis ces six derniers mois.
Entre janvier et la première semaine de novembre 2010, 340 personnes sont mortes sous les balles policières. « Cette brutalité policière remonte au temps du colonialisme, et rien n’a évolué depuis. Il s’agit encore de protéger les classes les plus riches contre les plus pauvres », explique Carolyn Gomes.
Les habitants de ces ghettos risquent donc de continuer à se tourner vers un chef de gang jusqu’à ce que la police soit capable de les aider à se sentir en sécurité. En attendant, les bavures policières décrédibilisent l’État et ne font que croître le pouvoir de ceux qu’on surnomme les Dons.
Associé à la mafia italienne, le terme ‘Don’ correspond en Jamaïque au chef communautaire. Depuis l’indépendance en 1962, la population des ghettos ne répond qu’à ce seul homme. Ceux dont l’existence a été révélée lors de la traque de Dudus font figure de père, de policier, de juge.
Un lien inévitable
« Chaque quartier a un fonctionnement triangulaire », explique Rational, membre d’un gang. « En haut se trouve le gouvernement qui remet une enveloppe au Don et celui-ci le redistribue aux habitants. Ces derniers continuent alors de voter pour le candidat choisi. ». Selon un parlementaire, « personne n’arrive au pouvoir sans l’aval du Don ». À Tivoli Gardens, Bruce Golding a remporté plus de 95% des voix. « Grâce à Dudus », assure le quotidien conservateur Gleaner. Suivent alors des gratifications colossales et des avantages en nature, contrats et visas.
Grâce à une immunité judiciaire et aux visas qu’ils obtiennent facilement, certains ont développé un trafic de drogues et d’armes vers les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. « Le danger est qu’ils se sont émancipés du gouvernement », prévient Peter Phillips. Pris au piège, le Premier ministre promet d’en finir avec le lien entre criminels et gouvernement. « Si ce lien existe », précise sans rire et devant le Parlement celui qui a déboursé 50.000 dollars américains à un cabinet d’avocats pour éviter l’extradition de Dudus vers les Etats-Unis.
Depuis, les affaires ont repris. Si Dudus ne risque pas de revenir en Jamaïque, c’est son petit frère Leighton ‘Livity’ Coke qui s’apprête à prendre la relève lors de sa prochaine sortie de prison. Son procès, pour détention illégale d’arme, a été encore été repoussé, mais sur place, le cousin de Christopher Dudus Coke, exécute les ordres, et confirme qu’il est toujours en contact avec le gouvernement.
A Kingston, les contrats gouvernementaux continuent d’affluer mais discrètement. Tailler les buissons, nettoyer les canalisations, repeindre des façades… « Pour faire ça, un gouvernement honnête aurait engagé des professionnels », a rétorqué un chef d’entreprise qui subit cette loi des ghettos. « Lorsqu’un mec est arrivé avec ses copains et ont exigé d’être payés, en plus pour ne rien faire, j’ai cru à une blague. Le lendemain j’ai bien compris que c’en était pas une et que rien n’avait changé ! »
Article écrit par Ratiba Hamzaoui
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