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Date de mise en ligne : mercredi 27 avril 2011 - 9 320 vues Ka Records : du roots, rien que du roots
Depuis quelques mois les disquaires spécialisés se grattent la tête : dans quel bac placer les productions « ovni » du jeune label KA Records ? Pas dans celui des vieux classiques, ni dans celui des pépites re-pressées : le label ne sort que des productions originales. Sans doute sous les étiquettes digitales ou UK du coup ? Impossible, ce son roots est fait à l’ancienne par des musiciens en chair et en os, en France qui plus est. « Scène française » alors ? Difficile. Message « conscious » délivré en anglais, invitation à la méditation davantage qu’à la danse, le label n’a visiblement pas le même public que Danakil ou Dub Incorporation. La solution des disquaires ? Ecouler le plus rapidement possible leurs EP et ne plus se poser de questions. La nôtre ? Rencontrer Guillaume et Clément, les deux originaux qui ont monté un studio à la jamaïcaine en plein cœur de Lyon.
Malgré une discothèque monumentale et les oreilles façonnées par le jazz et le hip-hop, Guillaume et Clément ne font pas dans le cross-over. La ligne artistique de KA Records est claire : du roots, seulement du roots. Leurs références ? Des studios et des producteurs davantage que des chanteurs : « le travail de Jack Ruby à Ocho Rios, d’Harry Muddie et de l’incontournable Lee Perry ». Ha ! La grande époque où Tubby et consorts bidouillaient leurs huit pistes ! « Avec l’informatique et l’internationalisation des productions le son s’est standardisé, lissé. On a perdu la chaleur et l’identité propres aux grands studios Jamaïcains » explique Guillaume. Le dancehall et le digital UK sont passés par là. « Même Perry à changé son fusil d’épaule ». Admirateurs de Burning Spear, les deux producteurs déplorent que le message et la spiritualité se soient perdus avec ces nouveaux styles, très orientés dancefloor. Dans ce contexte, l’accueil réservé à Midnite ou encore aux pépites jamaïcaines retravaillées par Makasound apparait comme la lumière au bout du tunnel, la preuve qu’il reste une place pour le roots. KA Records s’inscrit dans cette lignée. Il s’agit de « prendre la relève, de créer un son qui nous est propre, avec un message proche de nos aspirations ».
Backing band et Analogique
Le label est fondé à Lyon, en 2010. Depuis, trois EP et un album sont sortis, emplis d’un son chaud, de cuivres, portés par les voix et par des lignes de basses efficaces. Imparfaites, ces productions rugueuses tranchent avec la précision métronomique des boites à rythme. Guillaume nous en donne la recette : « Nous enregistrons nos morceaux avec notre backing band, The Soul Agitators. Les instruments ne sont pas enregistrés piste par piste mais tous ensemble, ce qui donne une dynamique et un groove particulier ». Originaires de la région lyonnaise, ces musiciens ont l’avantage de se connaitre depuis des années. Ils jouent d’autant plus régulièrement ensemble qu’ils constituent aussi l’ossature des Mighty Lions, le groupe phare du label. A cette structure s’ajoutent les solistes de passage, flûtistes, saxophones, et bien sûr les voix.
« Le tout est mixé par nos soins au Ankh studio, poursuit Guillaume, ce qui nous permet de donner au son une couleur particulière, une identité propre ». Pour se forger cette personnalité KA Records a choisi de remonter le temps et passe désormais… aux enregistreurs à bande ! « Cela permet d’avoir une meilleures dynamique basse/batterie, essentielle pour nous ». Clément précise « Nous travaillons le moins possible sur ordinateur, tout est fait main sur des machines en dur ». Boites à effets, compresseurs, pédales, équaliseur, un anachronisme qui fait naître de nouvelles contraintes mais aussi une manière plus spontanée de créer. Devant la table de mixage les doigts s’agitent, pressent, tournent. Le plaisir et palpable. Même les versions dub sont enregistrées en one shot : trois minutes de concentration totale pour un maximum de précision. Sinon, tout est à recommencer. L’euphorie retombée Guillaume et Clément reprennent le fil d’un discours militant. Ils expliquent pouvoir mettre ce savoir-faire et ce matériel au service d’autres groupes… de roots évidemment.
Scène locale, think global
En Europe et aux Etats Unis certaines formations multiplient les featurings avec des Jamaïcains bien en vue ou se rendent à Kingston dans tel ou tel studio prestigieux. C’est qu’il faut bien mettre des noms connus sur les pochettes, donner à l’acheteur des garanties. Ka Records s’étonne de la démarche et prend ses distances « Il faut arrêter avec cette fascination pour la Jamaïque, le reggae-folklore. C’est désormais à nous de nous retrousser les manches et à faire vivre cette musique. Il existe en France un vivier de bons musiciens et de bons chanteurs, pourquoi aller les chercher à Kingston ? ». Le label multiplie donc les collaborations avec des artistes locaux, plus on moins confirmés : Joe Pilgrim, Likkle Johnson, George Cloonie ou encore Woody Allan, autant de voix et de styles différents. Le résultat est bluffant… au point que certains imaginent même le label fondé par la diaspora jamaïcaine. Les deux compères en sourient. Il y a peu, un journaliste allemand leur demandait, quelque peu dérouté : « Mais… comment se fait-il qu’il y ait autant de Jamaïcains à Lyon ? ». Finalement Clément tranche : « On ne va pas faire semblant d’être noir ou de venir du ghetto, on produit de la musique consciente mais sur des thèmes qui nous touchent directement, avec des artistes qui sont proches de nous ». En anglais ? « Question de feeling. Quand je pense reggae je pense en anglais. Les sonorités s’insèrent particulièrement bien dans la musique » justifie Guillaume. Clément lui fait écho « A moins d’être très bon parolier, à l’image de Gainsbourg, difficile de produire du reggae en français. Beaucoup s’y sont cassé les dents. ». L’anglais, une question de diffusion aussi. En parallèle d’une distribution par internet, les vinyles du label sont envoyés chez des indépendants Anglais, Espagnol ou encore Japonais.
La possibilité du Nil
Si le message commence aujourd’hui à porter c’est que le label a construit son propre univers. Exit la célébration de la ganja, au placard la trinité rouge/jaune/verte. Textes et visuels tranchent avec l’imagerie traditionnelle du genre. Sur leurs pochettes épurées le lion de Judah a laissé sa place à un profil de pharaon, référence à l’Egypte antique. C’est de cette civilisation que vient d’ailleurs le « KA », « nom de l’un des cinq composants de l’être, assimilable à la force vitale » résume Guillaume. « L’Egypte a été un lieu d’effervescence scientifique, philosophique et artistique, une matrice à civilisation dont l’influence à été énorme sur la pensée gréco-latine, sur l’occident, sur notre culture en somme». Elle a aussi bâtie sa puissance sur l’un des fleuves les plus longs au monde, qui, hasard de la géographie, prend sa source en Ethiopie pour terminer sa course en Méditerranée. « Ces références sont importantes pour nous, elles nous poussent à nous interroger sur nous-mêmes, à donner le meilleur et à délivrer un message positif ». Sur leur deuxième EP les voix enveloppantes et les paroles du duo The Maât Disciples (Strength Of I Pharaoh) sont sans doute celles qui rendent le mieux cette religiosité. Quant au premier album des Mighty Lions, sorti en avril 2011, il relève presque du manifeste, en témoignent les titres Free us On Time, Creation, No Need To Judge ou encore Madness is the Fashion. Radicalement roots, homogène, l’album est composé de six chansons, suivies de leurs six versions dub. Au disquaire déboussolé, il s’agit maintenant d’expliquer le plus sérieusement du monde que cet album couleur sable a été confectionné artisanalement, à Lyon, au bord du Nil.
Site du label Ka Records :
www.karecords.com
MySpace The Mighty Lions :
www.myspace.com/themightylions69
Article écrit par Charly Andral
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