Les dessous de l'affaire Dudus
Date de mise en ligne : jeudi 27 mai 2010 - 16 242 vues Gangs et politique : les dessous de l'affaire Dudus
De loin, cela ressemble à une banale traque de narcotrafiquant par les autorités, comme on pourrait en voir au Mexique ou au Brésil. Sauf que l'affaire « Dudus » qui secoue la Jamaïque est autrement plus complexe.
Boss de Tivoli Gardens, trafiquant d'armes et de drogues,
« Dudus » illustre les rapports étroits entre les gangs de Kingston et le monde politique jamaïcain. Pour mieux comprendre les enjeux de cette affaire, il faut remonter le temps. Jusqu'en 1966, précisément, année à laquelle Tivoli Gardens est sorti de terre, devenant le laboratoire électoral du JLP. En Jamaïque, la politique ne sera plus jamais la même.
Wanted : Christopher « Dudus » Coke
L’information officielle est venue confirmer la rumeur, qui enflait depuis lundi 18 mai dans les rues de Kingston, alimentant la panique : ils veulent arrêter « Dudus » pour l’extrader aux Etats-Unis. Premières barricades aux abords de Tivoli Gardens et de Denham Town, premières manifestations, majoritairement féminines, de soutien, premiers coups de feu à la nuit tombée et premiers morts. Les Jamaïcains connaissent bien cette chanson et envisagent le pire : le bain de sang. Sur le papier, « Dudus » peut être arrêté, mais qui osera aller le chercher à Tivoli Gardens, un quartier imprenable ? La police n’est pas téméraire - elle avoue que les défenseurs de « Dudus » sont mieux armés qu’elle - et s’en remet aux militaires avec leurs véhicules blindés. L’état d’urgence qui vient d’être déclenché leur donne dorénavant des pouvoirs étendus pour assurer la sécurité dans les rues. Pourquoi en est-on arrivé là ?
En août 2009, les Etats-Unis remettent officiellement une demande d’extradition au gouvernement jamaïcain pour Christopher « Dudus » Coke, sur la base d’un rapport détaillé l’accusant de trafic international d’armes et de drogues. Ils font même de lui le dernier chef du célèbre Shower Posse, un gang jamaïcain à son apogée dans les années 80, responsable de plus de 1 400 meurtres aux Etats-Unis. Une histoire criminelle autant que politique.
Car « Dudus », 40 ans, surnommé également le « Prezident » ou « Prezi », est l’homme fort et le leader officieux de Kingston Ouest. Il règne en particulier sur Tivoli Gardens, une véritable garnison du JLP (le parti travailliste jamaïcain, le plus conservateur des deux principaux partis de l’île).
Kingston, mai 2010
Tivoli Gardens, un ghetto au cœur du pouvoir
Tivoli Gardens est le laboratoire du modèle politique jamaïcain. Bâtis en 1966 par le ministre travailliste Edward Seaga, ses immeubles en béton, modernes pour l’époque, ont été réservés exclusivement aux partisans du JLP. Ils sont aussi le refuge des plus violents d’entre eux, qui reçoivent des armes, utilisées pour infiltrer les autres quartiers, en s’appuyant sur les bandes qui y règnent. Cette violence oblige les communautés à se doter de milices armées affiliées à l’un des deux partis. En réaction, le PNP (People’s National Party), au pouvoir dans les années 70, lance lui aussi un programme de construction de logements (« Concrete Jungle » à Arnett Gardens en est le meilleur exemple). C’est l’engrenage : aujourd’hui encore, cette logique de garnison dans les quartiers populaires gouverne la vie politique jamaïcaine.
La discipline de vote à Tivoli Gardens, subventionnée par des emplois et des marchés publics, est exemplaire : la circonscription, avec ses listes électorales peu transparentes, n’a jamais été perdue par le JLP. C’est d’ailleurs celle du Premier ministre actuel, Bruce Golding. En 1972, quand le PNP gagne les élections et parvient à retourner la plupart des quartiers pauvres grâce à la manne de la victoire, Tivoli reste le seul bastion du JLP à Kingston Ouest. Les travaillistes, menés par Edward Seaga, mènent une politique d’opposition systématique et de déstabilisation. Tivoli, qui a toujours possédé la plus grosse puissance de feu à Kingston, vit donc en état de siège permanent au rythme des attaques et des contre-attaques sur les quartiers voisins. Son gang s’appelle alors les Phoenix et compte dans ses rangs Claudie Massop, l’un des premiers parrains du quartier et personnage clé des années 70.
Article écrit par Benoit Georges
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Part 2
Date de mise en ligne : 27/05/2010
Le tournant de 1980
La décision d’arrêter « Dudus » est un crève-coeur pour Golding, qui s’en est excusé devant la Nation, une façon de dire à ses électeurs de Kingston Ouest qu’il les trahit sous la pression de l’Oncle Sam. Car c’est bien l’Amérique qui réclame « Dudus », puisqu’il ne fait l’objet d’aucune poursuite dans son île natale.
Les premiers « Tivolites » débarquent aux Etats-Unis au milieu des années 70. Certains fuient la Jamaïque après la victoire du PNP en 1972. Claudie Massop, qui règne alors sur Tivoli, se sauve en Angleterre, d’où il continue de contrôler la zone. Ceux qui tentent l’aventure aux Etats-Unis s’aperçoivent rapidement des opportunités criminelles qui s’offrent à eux.
Vivian Blake, originaire de Tivoli, organise ainsi un trafic de ganja d’abord artisanal puis à grande échelle entre la Jamaïque, New York et Miami. On se doute aujourd’hui qu’une partie des profits, sous forme d’argent ou d’armes, revenait à Tivoli, et donc au JLP. Mais c’est avec la cocaïne que ces transferts vont s’accentuer. Les criminels affiliés au JLP sont les premiers à combiner ce trafic avec celui de l’herbe.. Le contrôle des nouveaux docks de Kingston Ouest leur facilite la tâche. De nombreux observateurs considèrent d’ailleurs que l’arrivée de la cocaïne dans les rues explique la violence et la cruauté déployée par les travaillistes lors de la campagne électorale de 1980. Ces efforts ne sont pas vains : le JLP sort vainqueur et Edward Seaga devient Premier ministre.
L’artisan de cette victoire sur le terrain, c’est Lester Lloyd Coke, surnommé « Jim Brown », le père de « Dudus ». En 1979, il redistribue toutes les cartes à coup d’exécutions, d’amis comme d’ennemis. Le don Claudie Massop y passe aussi, flingué par la police. Jim Brown et ses troupes de Tivoli sèment la terreur à Kingston et avec Seaga au pouvoir, c’est désormais en toute impunité. Le quartier devient donc une base arrière des opérations aux Etats-Unis reposant sur un système bicéphale : Vivian Blake, le businessman, et Jim Brown, le général.
Edward Seaga et son cabinet en 1980
Le rêve américain
Le gang de Tivoli n’est pas le seul gang jamaïcain à se lancer de façon industrielle dans le trafic d’armes et de drogues à New York et en Floride, mais c’est assurément celui qui bénéficie des meilleures protections politiques. Il profite de la corruption ambiante dans toute la Caraïbe et de la complaisance (au minimum) des autorités, qu’elles soient américaines ou jamaïcaines. Il faut dire qu’à l’époque l’administration Reagan est peu regardante avec ceux qui s’alignent sur sa politique étrangère : la lutte contre le communisme justifie toutes les magouilles Effectivement, le nombre de petites mains qui entrent illégalement aux Etats-Unis, les quantités qui transitent, souvent par valises, mais aussi les nécessaires contacts avec les cartels colombiens en disent long sur l’organisation mise en place. Début 80, Vivian blake et ses hommes gèrent aussi bien le transit de la drogue que les réseaux de distribution dans plusieurs grandes villes et le blanchiment des profits.
A partir de 1983, le gang de Tivoli, baptisé désormais Shower Posse, passe au crack, produit qui dispose en outre d’un marché local en Jamaïque. Les profits s’envolent offrant une capacité de corruption inégalée et la possibilité d’une autonomie par rapport aux donneurs d’ordre politiques. Les services américains essayent dès 1984 de démêler ces ficelles, déjà extraordinairement complexes, avec peu de succès. C’est surtout le déchaînement de violence dans les rues qui les incite à agir. Jim Brown est déjà dans leur viseur, mais une fois celui-ci réfugié à Tivoli, personne ne peut l’atteindre. L’opération Rum Punch lancée en 1987 contre les gangs jamaïcains aux Etats-Unis n’aboutit, côté Shower, qu’à la condamnation de simples soldats, même si le rôle des deux boss, Blake et Brown, se précise.
Article écrit par Benoit Georges
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Part 3
Date de mise en ligne : 27/05/2010
Parrain de père en fils
C’est la politique qui fait encore bouger les lignes. Michael Manley du PNP revient au pouvoir en 1989, bien décidé à nettoyer Tivoli Gardens. Côté américain, un mandat d’arrêt est émis contre Vivian Blake et une procédure d’extradition démarre contre Jim Brown. En 1990, les policiers font une descente sur Tivoli pour tenter de l’arrêter : elle fait plus de 10 morts. Jim Brown est finalement piégé deux ans plus tard, croyant naïvement se rendre à une séance de négociation entre ses avocats et les Américains. Ses partisans battent le pavé, la tension est à son comble dans les quartiers travaillistes. Brown conteste cette extradition auprès du British Privy Council qui le déboute. Il multiplie alors les stratégies pour échapper au voyage : il menace d’exécuter des touristes, mais aussi de coopérer avec les Américains. Si ceux-ci sont bien documentés sur le volet criminel, ils manquent en effet de preuves sur les flux financiers et les influences politiques (corruption, blanchiment, financement politique…).
Les comptes se soldent en février 1992. Jah T, le fils aîné et bras droit de Jim Brown, est abattu sur sa moto. Le jour de son enterrement, son père est retrouvé brûlé vif dans sa cellule, alors qu’il attendait son transfert imminent vers les Etats-Unis. Seaga et de nombreuses personnalités du JLP assistent à ses funérailles, mais la rue n’est pas dupe : encore une fois les hommes politiques ont lâché et puni leur allié informel.
Vivian Blake sent aussi le vent tourner. Après une petite cavale dans les Caraïbes, il rentre en Jamaïque, investit dans plusieurs affaires et veille sur Tivoli pendant deux ans. Sa demande d’extradition tombe en 1994. Blake se laisse arrêter et se lance dans une bataille judiciaire. Pendant cinq ans, il vit tranquillement au Pénitencier Général (GP) de Kingston, bénéficiant de conditions de détention VIP. Malgré le soutien de la rue, il est extradé vers la Floride en 1999. Il entre alors dans une procédure de négociation, plaidant coupable et reconnaissant tous les chefs d’inculpation. Cette attitude conciliante lui permet d’échapper à un procès. Il purge finalement huit ans aux Etats-Unis, une peine étonnamment clémente. Libéré en 2009, expulsé vers la Jamaïque, il retourne à Tivoli où il est mort cette année… des suites d’une crise cardiaque.
Kingston, mai 2010
Un « Prezident » pour Tivoli
On dit que « Dudus » a pris les rênes de Tivoli après la mort de son frère et de son père. Beaucoup voient sa patte derrière la contre-attaque qui se solda par une vingtaine de morts dans les rues de Kingston. Devant la multiplication des fusillades et des braquages, Seaga remet en 1994 une liste de 13 noms au nouveau chef de la police. Ce sont tous des criminels de Tivoli qu’il demande d’arrêter. Un peu tard pour reconnaître que les voyous des années 60, devenu trafiquants internationaux et tueurs professionnels, échappent désormais à son contrôle. Les « Tivolites » répliquent que Seaga n’a pas tenu ses promesses et qu’ils n’ont donc plus à lui obéir. Le divorce semble consommé. Le gouvernement socialiste de Percival James Patterson, qui succède à Manley en 1992, n’abandonne pas l’idée de désarmer Tvioli Gardens, mais se heurte toujours au même obstacle : une opération de police destinée à saisir des armes fait 25 morts après trois jours d’affrontements et déclenche un tollé de l’opposition. Tivoli, et plus généralement les quartiers contrôlés par le JLP, restent une épine dans le pied de l’administration PNP, jusqu’à l’alternance de 2007, qui voit Bruce Golding succéder à Portia Simpson-Miller, la première femme à ce poste. La roue tourne encore.
Le « leadership » de « Dudus » est cependant marqué par une relative stabilité à Tivoli Gardens. Au demeurant, « Prezi » est plutôt apprécié de la population. C’est grâce à lui que les soirées Passa Passa se sont développées dans le quartier, sans aucun incident. « Dudus » considérait en effet que tout le monde, touristes y compris, devait pouvoir faire la fête à Tivoli en toute sécurité. Les sound systems résidents, comme Swatch, et les artistes, via des dubplates, lui en rendaient régulièrement hommage. Il remplissait également son rôle de « community leader » : sécurité des habitants, pourvoyeur d’emplois et de marchés pour les entreprises locales, micro-crédit, redistribution, financement culturel, il assumait, comme ses prédécesseurs, les missions d’un Etat défaillant. On dit même qu’il est intervenu plusieurs fois pour permettre à la police d’arrêter quelques tueurs de flics sans foi ni loi, réfugiés à Kingston Ouest. Hormis ces quelques anecdotes, nul n’en sait plus sur lui en dehors de Tivoli.
A-t-il coupé les ponts avec le JLP ? Rien n’est moins sûr. Jusqu’à la publication de son mandat d’arrêt, « Dudus » était représenté par l’avocat Tom Tavares-Finson, sénateur du JLP. Le gouvernement travailliste a mis presque un an à répondre aux Etats-Unis sur la demande d’extradition. Quand il l’a fait, ce fut pour contester la légalité de l’enquête (les services américains ont procédé à des écoutes téléphoniques en Jamaïque). Le Premier ministre est même accusé d’avoir contacté un cabinet américain pour examiner tous les recours légaux possibles afin d’empêcher l’extradition du « Prezident ». C’était sans compter les subtiles pressions exercées par l’administration Obama, qu’on a même cru voir derrière les annulations de visas d’artistes célèbres.
Aux dernières nouvelles, « Dudus » essayerait de négocier directement avec les Etats-Unis, via ses avocats. On ne peut pas lui reprocher de se méfier du gouvernement et des autorités jamaïcaines.
En attendant, le sang coule à Kingston, l’opposition dénonce un écran de fumée et accuse le gouvernement de profiter de l’état d’urgence pour nettoyer les quartiers pauvres, les autres gangs graissent les flingues pour défendre « Dudus » ou profiter simplement du climat de déstabilisation. La population, qui encaisse les coups depuis 50 ans, se demande avec crainte ce qu’il adviendrait si Tivoli perdait son « Prezident ».
Article écrit par Benoit Georges
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